dimanche 11 mai 2014

Histoires Grotesques et Sérieuses, d'Edgar Allan Poe,

« Edgar Poe, qui fut, dans ce siècle littéraire troublé, l’éclair même de la confusion et de l’orage poétique, et de qui l’analyse s’achève parfois, comme celle de Léonard, en sourires mystérieux, a établi clairement sur la psychologie, sur la probabilité des effets, l’attaque de son lecteur. »
Paul Valéry
Quatrième de couverture par GF Flammarion.
---

« Les hommes m’ont appelé fou ; mais la science ne nous a pas encore appris si la folie est ou n’est pas le sublime de l’intelligence. »
P. 118

Ce n'est pas difficile de ne pas connaître Edgar Allan Poe, c'est impossible. Bien que mort en 1849, il occupe encore une grande place aujourd'hui : on peut croiser son ombre dans le cinéma de Roger Corman ou de Tim Burton, reconnaître ses portraits dans la plume de H. P. Lovecraft ou Dostoïevski, entendre ses œuvres chantées par Nightwish ou reconnaître son profil dans les dessins de Abigail Larson.
Bref, Edgar Allan Poe et un auteur dont la présentation n'est plus à faire.
[ci-contre, EAP, signée par l'illustrateur brésilien Cristiano Siqueira]
Grande passionnée d'auteurs un peu chtarbés, j'ai lu Double Meurtre dans la Rue Morgue, Histoires Extraordinaires et Nouvelles Extraordinaires il y a un bon moment, durant ma seconde Littéraire histoire de prouver au prof' de français que je pouvais lire autre chose que du Harry Potter (à la base, je voulais juste lui faire comprendre combien le professeur Lupin était génial et qu'il devait en prendre de la graine...).
Malgré le temps, j'en garde encore un très bon souvenir bien que ce n'est pas suffisant pour les chroniquer, d'où mes prochaines relectures.

Mais Poe, ce n'est pas seulement des nuits d'orages, des deuils douloureux ou des démons sous forme animale et Baudelaire le prouve en réunissant plusieurs nouvelles et essais dans ce recueil qu'il a renommé Histoires Grotesques et Sérieuses.

Je note les nouvelles au cas par cas avec mes impressions, à savoir que la note finale n’est pas une moyenne de toutes les notes ci-dessous, c’est une impression générale.

              Le Mystère de Marie Roget (titre original, The Mystery of Marie Rogêt, publié en 1842) 2/5
Si Sherlock Holmes et Hercule Poirot, un ancien et nouveau chouchou, ont été inspiré par le chevalier Charles Auguste Dupin, cet ancêtre n’a pas réussi à me charmer comme ses deux successeurs. Sûrement parce que dans les trois histoires où il apparaît, seul son esprit habile persiste et que son histoire reste un mystère tout comme ses motivations et sa personnalité humaine, le rendant moins attachant que le détective anglais et l’ancien policier belge.
J’ai lu Double Assassinats dans la rue Morgue il y a quelques années et j’avais quand même adoré (bien que la popularité de la nouvelle fait qu’éviter le spoil est désormais impossible…), car l’enquête est un minimum structurée, on a le fil des déductions de Dupin et une conclusion satisfaisante. Dans Le Mystère de Marie Roget, il ne faut pas s’attendre à un récit comme dans la première enquête, plus à un compte-rendu de déductions de Dupin à partir des médias.
Une énigme sans conclusion, assez molle qui est uniquement sauvée par la plume de Poe mêlée à celle de Baudelaire… Et encore, il n’y a pas beaucoup de place pour la poésie ici.

             Quelques anecdotes sur cette nouvelle,
Le Mystère de Marie Roget est considéré comme étant le premier roman qui s’inspire librement d’un fait réel : Marie Roget est en fait la version littéraire et française d’une victime du nom de Mary Cecilia Rogers, retrouvée morte le 28 Juillet 1841 dans les mêmes conditions décrites dans la nouvelle.
• Pour écrire Noir Corbeau, Joel Rose s’est appuyé sur cette nouvelle. Toutefois, ce n’est pas Dupin mais Poe lui-même le "détective" dans ce roman.

Les éditions Le Livre de Poche se sont servis du tableau La Jeune Martyre (1855) de Paul Delaroche, 
et c'est vrai qu'on ne pouvait pas trouver meilleure illustration pour Le Mystère de Marie Roget.

              Le Joueur d’échecs de Maelzel (titre original, Maelzel's Chess Player, publié en Avril 1836) 3/5
Poe n’était pas seulement un écrivain ou un poète, c’était aussi un critique littéraire et un éditeur qui a partagé certains essais. Le Joueur d’échecs de Maelzel est bien loin du conte macabre, bien loin du Chat Noir ou du Puits et le Pendule : il s’agit d’une étude sur l’improbabilité de l’automate joueur d’échecs, dit aussi Turc Mécanique. Lorsque l’on est prévenu concernant ce détail, la lecture du Joueur d’échecs de Maelzel devient plus agréable. Cela dit, je n’ai pas non plus été totalement emballée : cette analyse devait être plus passionnante dans les années 1830 lorsque le succès du Turc Mécanique était familier pour quiconque lisait de temps en temps les journaux. Forcément, pour les lecteurs de 2014, le Turc Mécanique est définitivement une pièce de musée et, personnellement, c’est plutôt les supposés canulars sur les OVNI qui m’intéressent.
Cela dit, Le Joueur d’échecs de Maelzel n’est pas complètement sans intérêt : quand on se passionne pour la vie d’Edgar Poe, sa personnalité mais surtout son époque, son essai est très intéressant. On peut observer la réaction d’un homme du XIXème siècle face aux progrès de la mécanique, de la technologie qui était d’ailleurs à ses vrais débuts. Je m’étais même prise à imaginer un essai d’Edgar Poe sur les iPhones en fait ! Le Joueur d’échecs de Maelzel n’est donc pas très palpitant mais il fait voyager le lecteur dans une époque bien antérieure en donnant un aperçu d’une vision moins farfelue que la notre.

              Éléonora (titre original, Eleonora, publié durant l’Automne 1841) 5/5
Quel plaisir de retrouver Edgar Poe et toute sa poésie ! Après une devinette racontée et un essai de mécanique, Éléonora est de ces nouvelles qui ont participé à la réputation de Poe comme poète talentueux mais torturé par son destin bien sombre.
[ci-contre, une illustration datant de 1909 par le peintre anglais Byam Shaw]
Comme cité plus haut, j'ai lu les Histoires Extraordinaires et les Nouvelles Histoires Extraordinaires il y a un bon bout de temps mais je me souviens assez bien du Chat Noir, du Cœur Révélateur et autres contes macabres. Car il faut le reconnaître, si on lit du Poe, c'est pour son goût du morbide, son imagination violente et sa grande sensibilité. Éléonora possède toutes ces qualités qu'on attend durant la lecture et, même en version française, le choix des mots de l'auteur est judicieux.

             Quelques anecdotes sur cette nouvelle,
• Il y a quelque chose de prophétique dans Éléonora : Edgar Poe épouse officiellement sa cousine Virginia Clemm en 1835, lorsqu’elle est âgée de 13 ans, mais leur mariage ne dura que 12 misérables années puisque la pneumonie emporta Virginia en 1847. Éléonora a été écrit en 1841, année où les premiers symptômes sont apparus, dénonce déjà le sentiment de culpabilité de Poe, car même si Virginia ne décède que six années plus tard, Poe, qui n’avait apparemment jamais touché à sa cousine, était déjà infidèle. Il suffit de voir le scandale avec les poétesses Frances Sargent Osgood et Elizabeth F. Ellet.

              Un événement à Jérusalem (titre original, A Tale of Jerusalem, publié en le 9 Juin 1832) 3/5
Brève nouvelle qui porte dans le domaine religieux, Un événement à Jérusalem est un récit qui ne m’a pas franchement marqué. On reconnaît bien sûr le style de Poe qui arrive à communiquer l'effroi qui frappe les Juifs, mais ce sentiment n'arrive qu'à la brusque conclusion alors que le début de la nouvelle nous traîne sur des remparts sans savoir à quoi nous attendre.
En fait, Un événement à Jérusalem est comme le réveil qui interrompt un mauvais rêve : on se laisse happer dans un scénario très bref avec une conclusion saisissante, puis on passe à la nouvelle suivante sans garder le moindre souvenir concret.

Différentes couvertures pour Histoires Grotesques et Sérieuses

              L’Ange du Bizarre (titre original, The Angel of the Odd, publié en Octobre 1844) 5/5
Le titre donné par Baudelaire, Histoires grotesques et sérieuses, prend tout son sens avec cette nouvelle burlesque et j'avoue que je ne m'attendais pas à cette histoire vraiment grotesque ! Si le mot a un côté un peu péjoratif, mon avis concernant L'Ange du Bizarre est en fait très enthousiaste car, aussi surprenant que cela puisse paraître, la plume de Poe a réussi à me faire rire à de nombreuses reprises.
Il y a un côté un peu acerbe dans cette nouvelle et Poe s'enrôle dans le ridicule pour nous entraîner dans une série d’événements complètement incongrus et imprévisibles.
Une aventure vraiment sympathique et qui sort de l’ordinaire, prouvant que Poe n’usait pas son talent uniquement pour se lamenter.

              Le Système du Docteur Goudron et du Professeur Plume (titre original, The System of Doctor Tarr and Professor Fether, publié en 1845) 5/5
Edgar Poe qui écrit à propos d’un asile ? Oui, cette nouvelle existe ! Et pour mon plus grand bonheur car j’avoue que j’ai été assez impressionnée par le Système du Docteur Goudron et du Professeur Plume. Il y a une ambiance assez malsaine et dérangeante tout le long de la nouvelle et même si je sentais venir la chute, j’ai quand même été sur le cul.
Je n’ai pas envie d’en dire plus pour ne pas gâcher le plaisir des nouveaux lecteurs, mais j’ai vraiment été emballée par cette espèce de mascarade de fous, me faisant même penser à la Maison des 1000 morts de Rob Zombie en moins gore.

             Quelques anecdotes sur cette nouvelle,
• Au début de la nouvelle, Edgar Poe fait référence à Philippe Pinel qui est un aliéniste français qui a exercé à l'Hôpital de la Salpêtrière et est connu pour avoir été un des premiers à préconiser un traitement fait d'écoutes plutôt que de chaînes pour les patients.

              Le Domaine d’Arnheim (titre original, The Landscape Garden, publié en Octobre 1842) 4/5
Si je crois difficilement qu'un jardin peut-être parfait pendant de longues années durant, ça ne m'a pas empêché d'apprécier les descriptions du Domaine d'Arnheim : Poe dépeint un lieu merveilleusement entretenu par son ami Ellison où la Nature-même se plie aux exigences de la beauté. Bien sûr, le lecteur n'est pas dupe : déjà la situation de l'héritage est trop belle pour être véritable (quoique...) et on se doute que la Nature reprendra un jour ses droits sur ce domaine.
Et pourtant, j’ai beaucoup aimé cette nouvelle : il y a une certaine fraîcheur, un enchantement tranquille et c’est agréable à lire durant une après-midi de printemps.

http://sataikasia.deviantart.com/art/tiny-garden-flowers-335829146http://anti-pati-ya.deviantart.com/art/Rose-Garden-117813184
Cliquez sur les photos pour accéder aux galeries des photographes.

             Quelques anecdotes sur cette nouvelle,
• Tout d’abord intitulé The Landscape Garden, ce n’est que plus tard qu’il a été nommé The Domain of Arnheim.

              Le Cottage Landor (titre original, Landor's Cottage, publié le 9 Juin 1849) 2/5
Placer Le Cottage Landor juste après Le Domaine d’Arnheim est une grosse erreur à mes yeux. Autant enchaîner une entrée composée de tomates fraîches et un plat de tomates farcies : on a envie de demander ironiquement au cuisinier si il n’est pas un peu en pénurie de tomates.
Bien que l’histoire (j’ai même plutôt envie de dire « mini-scénario ») est différente, les descriptions de décors naturels foisonnent tout comme dans la nouvelle précédente et cause alors un effet de redondance. Ce n'est pas une nouvelle désagréable mais voilà, trop similaire au Domaine d'Arnheim et placée plus loin ou dans un autre recueil, je pense que je l'aurais davantage apprécié.

             Quelques anecdotes sur cette nouvelle,
• Il se trouve que le Liriodendron tulipifera, dit (pour moins se la péter) l'Arbre à Tulipes, revient souvent dans les œuvres de Poe. C'est en partie parce qu'il s'agit de son arbre favori.

http://tomazklemensak.deviantart.com/art/Liriodendron-tulipifera-337735920
 La fleur que produit de liriodendron tulipifera, cliquez pour accéder au portfolio du photographe.

              La Philosophie de l’Ameublement (titre original, The Philosophy of Furniture, publié en Mai 1840) 4/5
Comme pour Le Joueur d’échecs de Maelzel, La Philosophie de l’Ameublement n’est pas une nouvelle mais un essai. Un essai qui illustre le côté dandy de Poe au passage. Si le texte n’est pas franchement renversant, je l’ai quand même apprécié car il a le même attrait que Le Joueur d’échecs de Maelzel : découvrir un côté non-romancé du XIXème siècle. D’autant plus qu’il y a bien plus qu’un voyage temporel car Poe explore la mode de l’ameublement en Angleterre également, en France, en Russie, la Chine et j’en passe.
J’ai même fini par donner raison aux témoignages qui jugeaient Poe assez caustique en plus d’être têtu et violent, quelqu’un qui ne mâche pas ses mots. Et Poe ne se censure pas dans La Philosophie de l’Ameublement.

              La Genèse d’un Poème (titre original, The Philosophy of Composition, publié en Avril 1846) 4/5
La Genèse d’un Poème se divise en deux parties : le poème du Corbeau et les explications de Poe quant  la création de son poème.
[ci-contre, illustration de Gustave Doré datant de 1884]
Si j’ai aimé connaître les inspirations et techniques de l’auteur, il va de soi que j’ai largement préféré la partie poésie car, si je ne suis pas une férue de poésie, Le Corbeau est certainement un de mes poèmes préférés. J’aime comment le lecteur passe d’une situation quelconque à une rencontre improbable, comment Poe puise d’une veillée quelconque une ambiance malsaine et mystérieuse avec cet homme persécuté et hanté par un corbeau. Il se dégage une multitude de théories (est-ce que le corbeau était réellement un ange noir ou n’était-il qu’un bête animal ne comprenant pas lui-même ce qu’il annonce et que l’homme, superstitieux, prend à la lettre son « Jamais plus ! » ?) et laisse alors le lecteur songeur.
Un poème que je ne me lasse pas de relire durant mes insomnies.

En conclusion, j’ai été ravie de retrouver Edgar Poe dans ce dernier recueil que je n’avais pas encore lu. Cependant, ce ne sont pas ses meilleures productions mais ça me redonne envie de redécouvrir les deux autres livres très populaires.

Nevermore, par Abigail Larson, une artiste qui a illustré un bon nombre de nouvelles de Poe.
Je vous conseille de voir son DeviantArt, il regorge de merveilles !

             Quelques anecdotes sur ce bouquin,
• Concrètement, Edgar Poe n’a "jamais" publié de recueils. Les trois recueils les plus connus, Histoires Grotesques et Sérieuses (1865), Histoires Extraordinaires (1856) et Nouvelles Histoires Extraordinaires (1857) existent grâce à son traducteur français Charles Baudelaire.

Grâce au corbeau qui figure sur la couverture, je peux rattacher Histoires Grotesques et Sérieuses à l'idée n° 126 du Challenge des 170 Idées :
http://lectures-de-vampire-aigri.blogspot.fr/2013/11/challenge-04-le-challenge-de-170-idees.html

Aucun commentaire:

Enregistrer un commentaire